Le Super Bowl est la grande finale du championnat de football américain. La grande finale clôt une saison de 5 mois allant de septembre à février. Historiquement cela a démarré en 1967. Et dans la nuit du 11 au 12 février 2024, la grande finale de la 58e édition a été organisée dans la ville de Las Vegas, Nevada, mettant en vedette les Chiefs de Kansas City et les 49ers de San Francisco. C’est un grand événement aux États-Unis et dans le monde entier diffusé dans environ 200 pays. Et on le considère même comme la fête nationale officieuse des États-Unis. Cette année, et comme c’est le cas depuis les 10 dernières années, les chiffres ont été astronomiques. Les chiffres générés durant ce week-end dépassent le PIB de plus de 25 pays réunis – près de 18 milliards de dollars.
Photo : fabricelamirault.com
Ce sport est passé d’un simple jeu à un grand événement (big event dans le langage américain) profitable à de nombreux secteurs dans l’économie américaine. Et cela va même au-delà des frontières réunissant des expatriés américains à se rencontrer dans certaines régions du monde pour célébrer ce moment ensemble. Mais derrière tout ça, ce qui entre vraiment en jeu, au-delà du jeu, du spectacle et de la célébration, sont l’économie et l’agriculture.
Pour avoir une idée, voyons les chiffres plus bas.
L’événement du Super Bowl en chiffres en 2024
● 12,5 millions de pizzas vendus
● 1,38 milliard d’ailes de poulets consommées. Ce qui représente une manne financière de
2.07 milliards de dollars USD
● 4,35 millions de tonnes de travers de porc et 5,6 millions de tonnes de bacon sont englouties par les suiveurs du Super Bowl
● 1,23 milliard de litres de bière représentant 50 millions de caisses sont bus par les téléspectateurs. Ce qui peut remplir près de 500 piscines olympiques
● Plus de 6 millions USD pour un spot publicitaire de 30 sec.
● Plus de 120 millions de téléspectateurs ont suivi l’événement cette année.
● 14 500 tonnes de chips vendues.
Admettons-le, c’est une manne commerciale et financière faramineuse. Tout entrepreneur, commerçant ou industriel aimerait tirer parti de ce super événement.
Notre objectif n’est pas seulement de présenter les chiffres mais aussi de montrer comment les agriculteurs, entrepreneurs, industriels, autorités d’Haïti et les acteurs du secteur privé peuvent s’en inspirer pour apporter un nouveau souffle à l’exploitation, la production, le financement et la commercialisation de nos produits agricoles.
Leçons à apprendre
1-La création d’un événement majeur réunissant toutes les couches sociales, économiques et politiques du pays autour d’un événement unique : Le Super Bowl
Cet événement réunit des gens de toutes tendances et toutes classes sociales confondues. Pour un week- end, on oublie tout et on se consacre à ce moment de regroupe-ment autour d’un jeu. Dans la vie d’un peuple, ce sont des moments importants. À un moment de notre histoire, les matchs opposant le Racing Football Club et le Violette Athletic Club donnaient lieu à des moments de festivité, de regroupements pas de cette envergure mais on se rencontrait, on discutait.
Mais nous n’avons jamais eu de chiffres sur ce que cela rapportait à notre économie: les déplacements des fans des villes de province pour venir assister aux matchs à Port-au-Prince, les déplacements des fans de la région métropolitaine, la consommation, etc. Les écoles de gestion, de marketing et les professeurs/professionnels de ces disciplines pourraient en faire des études de cas avec leurs étudiants pour voir comment on peut s’en inspirer pour développer des marchés.
2-La construction d’infrastructures majeures pouvant accueillir de grands événements.
Certains stades ont été construits pour recevoir l’événement. Pour héberger l’événement du Super Bowl, la ville hôte doit répondre à certains critères. Pour construire certains stades, le public participe au financement.
Rien qu’à voir la construction de nos édifices tant dans les régions urbaines que rurales en Haïti pour comprendre que la consommation, par ricochet l’agriculture, n’a jamais été pris en compte dans l’élaboration des plans. Nos écoles, nos universités et nos espaces de travail (bureaux) ne sont pas équipés de cafétéria. Ce qui démontre un manque énorme en termes de non développement de marché. L’agriculture est souvent conçue de façon isolée par nos décideurs politiques et économiques sans aucune stratégie intégrée.
À date, nous ne disposons que d’un seul gymnase à Port-au-Prince. Nous ne disposons pas d’infrastructures importantes pouvant accueillir de petits événements tels les matchs inter-scolaires. Les matchs interdépartementaux ne font pas l’objet de stratégie intelligente en termes de consommation de produits agricoles.
À Torbeck (dans le département du Sud), on disposait d’une infrastructure privée estimée à environ 300,000 USD qui a été malheureusement endommagée lors du séisme du 14 août 2021 et maintenant hors d’usage. La construction d’infrastructures scolaires et sportives doit prendre en compte l’aspect consommation, surtout dans un pays où les agriculteurs peinent à écouler leurs produits.
3-La commercialisation à grande échelle de nos produits agricoles, un travail en synergie entre plusieurs entités : MARNDR, MENFP, MTPTC, MTIC, MCC et MAST.
Le problème de la commercialisation de nos produits agricoles ne doit pas seulement être relégué au niveau du Ministère de l’Agriculture. Il doit être pris en charge par plusieurs autres entités tels : les Ministères de l’Education Nationale, des Travaux Publics, du Tourisme, de la Culture, des Affaires Sociales et du Travail et des écoles de management/ gestion et du commerce.
Le MENFP (à travers le Programme National de Cantines Scolaires-PNCS) doit mieux organiser et coordonner le programme de cantines scolaires dans les écoles et les universités. Selon une présentation du Ministre de l’Éducation, M. Nesmy Manigat, lors du colloque international sur la transformation d’Haïti à l’ère post pandémique organisé par le Bloc Démocratique pour le Redressement National (BDRN), la République Dominicaine arrive à donner 4 millions de repas par jour dans ses écoles alors que nous arrivons difficilement à atteindre la barre des 300 mille repas par jour pour un marché d’environ 3,5 millions d’élèves. Ce qui crée un marché intérieur important pour les agriculteurs de la RD. La construction de nos écoles doit être adaptée à cela. Nous constatons dans nos écoles (celles qui ont un programme de cantines scolaires) que les repas sont donnés dans les salles de classe. Ce qui montre claire-ment que lors de la construction de l’espace, la cafétéria n’était pas prise en compte. L’école est un espace de socialisation. Manger ensemble rapproche les gens, les amuse et fait tomber les barrières sociales. Cela pourrait faire l’objet de recherche pour nos étudiants en Sciences sociales.
Pour les infrastructures (gymnases et autres), le MTPTC et le MENFP doivent trouver un moyen de les intégrer dans une stratégie interministérielle, tout ceci dans une logique d’accueillir des événements sportifs pour nos écoles et universités tout en gardant en tête l’écoulement de nos produits agricoles. Des espaces de capacité différente pourraient faire l’objet d’études par ces ministères. Ces infrastructures serviraient aussi à recevoir des événements de toutes sortes de la communauté.
Les Ministères du Tourisme et de la Culture, appuyés par les écoles de commerce et de marketing, doivent réfléchir à la conception et la création d’événements tournés autour de notre culture et de notre histoire et les promouvoir.
L’un des secteurs qui embauche le plus d’employés est le secteur textile. Selon les derniers chiffres de l’Association des Industries d’Haïti(ADIH), cela oscille entre 40 et 50 mille employés. C’est un secteur très intéressant pour l’écoulement à grande échelle des produits agricoles. De plus, sous la supervision du MAST, les cantines mobiles et les restaurants communautaires doivent jouer un rôle important pour favoriser les agriculteurs à accéder rapidement à des marchés stables.
Le décret-loi de 2006 portant sur l’organisation et le fonctionnement de la Collectivité municipale confère aux Municipalités (les Communes) le pouvoir de faire tout cela. Mais connaissant les faiblesses techniques et financières de ces dernières, on se tourne malheureusement vers le gouvernement central. Mais considérez que toutes ces solutions pourraient venir des Municipalités si elles arrivaient à se doter de compétences techniques pour le faire. De plus, ces investissements peuvent aussi se faire par des entités privées ou la combinaison des deux. Nous devons nous mettre en mode solution, ingénierie, disruption pour faire face à ce problème chronique.
4-Les confessions religieuses doivent prendre en compte l’agriculture dans leur planification
S’il y a un secteur stable et en pleine croissance en Haïti, c’est le secteur évangélique. Les Églises pullulent et ne sont pas en manque de fidèles mais plutôt en panne de solutions concrètes pouvant aider leurs fidèles à faire face aux problèmes sociaux et économiques.
En période pascale, les chrétiens consomment beaucoup de morues. Beaucoup de commerçants haïtiens achètent ce poisson en terre voisine et font un peu d’argent. Mais aucun chiffre n’est disponible pour apprécier l’ampleur de cette activité. Mais on peut avoir un autre regard sur ce secteur qui est et qui pourrait devenir un acteur plus important dans la stratégie d’écoulement des produits.
Selon un article publié par Kimberly Leonard sur le site de Washington Examiner, reprenant les chiffres du People for Ethical Treatment of Animals (PETA), 46 millions de dindes sont tuées aux États-Unis chaque année durant la seule journée du Thanksgiving (la traditionnelle fête d’actions de grâces des Américains). Ce n’est pas une fête qui est liée à une religion, mais on en profite pour écouler les produits agricoles et partager des valeurs judéo-chrétiennes. Il y a une mobilisation qui est derrière et qui va au-delà des frontières. La manne financière est considérable pour les éleveurs de dindes et les agriculteurs en général.
Pour nous en Haïti, on pourrait s’en inspirer. Rien n’empêche les Églises à la fin des cultes de partager un repas avec les fidèles. De plus, chaque année, les missions religieuses organisent des manifestations qui peuvent rentrer dans le cadre de stratégies bien élaborées pour supporter l’écoulement des produits agricoles haïtiens ou se réunir à des périodes de l’année pour faire des agapes. Les chrétiens mettent souvent en avant le nombre de 52% qu’ils représentent pour montrer leur poids dans la société.
C’est très considérable si on souhaite avoir des résultats importants et durables. Les communautés religieuses sont très bien représentées sur le territoire et mieux que l’État. Si elles peuvent et arrivent à concevoir de bons plans, nous serons dans la joie. Et c’est aussi ce que le Seigneur attend de nous, comme il est dit dans les Saintes Écritures, plus précisément dans le livre des Proverbes. Garde la sagesse et la réflexion : Elles seront la vie de ton âme, Et l’ornement de ton cou. Proverbes3 v 21-22
Les Églises protestantes organisent en période carnavalesque des retraites avec les jeunes, question de laisser la Capitale pour fuir les plaisirs mondains. C’est un grand mouvement de déplacement qui se fait à travers le pays. Ces jeunes choisissent généralement des zones un peu éloignées de la capitale qui est une bonne chose, et ils sont généralement accueillis dans les Églises, les écoles de la zone. Cette activité n’est pas souvent prise en compte dans les localités où les pouvoirs publics sont représentés (ASEC, CASEC, Maire). Si on fait le décompte, 500 églises qui se déplacent avec 200 jeunes fait 100,000 personnes à nourrir pendant un maximum 5 jours dans différents endroits. C’est intéressant en termes de chiffres. Je ne suis pas sûr que la consommation durant ces jours soit orientée vers la production locale qui est une perte énorme pour les communautés qui accueillent. Même quand cela pourrait être plus cher, nous devons garder en tête que c’est une Institution qui achète. Elle pourra mieux faire face au coût qu’un simple particulier. Le Ministère des Cultes et/ou les Municipalités, à travers les Églises, peuvent orienter cela et coordonner avec les autorités en place.
Utiliser nos stades (là où il y en a) pour l’organisation de concerts, des agapes, des événements à caractère religieux à des périodes de l’année devraient être autant de stratégies à mettre sur la table pour stimuler davantage nos producteurs à l’écoulement de leurs produits car un.e producteur.trice qui arrive à vendre difficilement sa récolte sera plus intéressé.e à aller s’installer à PAP avec tout ce que cela implique. Pour casser le cycle de la pauvreté, il va falloir penser stratégie novatrice.
5-Le développement d’un marché intérieur
Une augmentation de 30% de la production nationale combinée au développement d’un marché pour absorber cette hausse de production (substitution des importations) représenterait plus de 500 millions de dollars.
Il y a un marché intérieur à développer si on souhaite casser le cycle de la pauvreté en Haïti. Des études récentes ont montré ce que cela représente. Le Super Bowl nous ouvre les yeux sur la nécessité de développer un marché intérieur et de le protéger. Cela exigera de nouveaux comportements en matière de con-sommation, d’éducation de la clientèle et d’implication de tous ceux/celles qui ont un rôle à jouer dans cette relance de la production et tout ce qui va avec.
Si nous voulons créer une nouvelle classe d’entrepreneurs, améliorer le revenu de la classe moyenne, élargir notre base productive, absorber le financement bancaire et international disponible; nous devons développer ce marché et contribuer à l’émergence de nouveaux acteurs.
Nous devons travailler avec les acteurs existants pour contourner le problème que nous imposent nos dirigeants par leur incapacité à trouver des solutions intelligentes et novatrices à nos problèmes communs et d’intérêt public.
Si on fait le décompte national en termes de dates importantes pour la réalisation de grands événements, on n’en trouvera pas beaucoup. Nous n’avons pas de chiffres rendus publics sur le Carnaval et les fêtes champêtres ou les festivités de fin d’année. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas intentionnel. Comme c’est mentionné plus haut, l’agriculture n’a jamais été au centre de nos décisions. Nous ne pouvons pas compter sur une stratégie qui ciblera l’individu qui achètera une poule ou une dinde au marché pour stimuler la production surtout si nous devons composer avec plus de 5 millions de gens en insécurité alimentaire selon la Coordination Nationale de la Sécurité Alimentaire (CNSA). Le pouvoir d’achat de l’haïtien est trop faible pour qu’on puisse bâtir une stratégie dessus et avoir des résultats durables.
Nous devons cibler les grands acheteurs comme : les confessions religieuses, les écoles, les bureaux publics, les usines de sous-traitance (parc industriel). Ce qui favorisera l’absorption du financement disponible et on pourra mieux développer des produits d’assurance étant donné que le marché est garanti.
Je me suis servi du Super Bowl comme prétexte pour éveiller la curiosité de ceux qui liront cet article pour montrer qu’on ne peut pas laisser et ne doit pas laisser l’agriculture uniquement aux mains d’un ministère. C’est trop important pour le pays pour qu’on le fasse.
L’agriculture, à elle seule, ne résoudra pas tous nos problèmes. Nous avons considéré le problème de la commercialisation des produits agricoles qui est chronique. Il y a des points cruciaux que je n’ai pas abordés ici comme la logistique et la formation dans ce domaine qui fait grand défaut dans le pays et en région. Le fait que les haïtiens sont un peu réfractaires aux chiffres n’arrange pas trop les choses. Nous ne sommes pas à l’aise à partager les chiffres. Cela attire les regards surtout dans le contexte actuel où on doit garder secret tout ce qui a rapport avec l’argent.
De plus, une institution comme l’Institut Haïtien des Statistiques et d’Informatique (IHSI) devra jouer pleinement son rôle et nous fournir des statistiques plus pertinentes et en temps réel. D’autres instituts privés pourraient être créés étant donné qu’il y a un besoin réel et soutenu pour le secteur.
Dans une entrevue donnée par la cheffe des opérations du Rwanda Development Board au Harvard Kennedy School, Clare Akamanzi, ce qui est à la base de tout ce changement survenu au Rwanda est tout simplement la volonté politique (Political Will). C’est ce qu’on n’a pas pour le moment en Haïti et qu’on n’aura pas sur une courte période. Mais nous devons travailler sur ce qui est à notre portée, et les éléments ici peuvent être des solutions à mettre en œuvre en dehors de la politique si nous nous organisons et serrons les coudes.
Je comprends que tout semble être contre nous aujourd’hui. Nous avons connu des cataclysmes dans le secteur et les plaies telles quelles l’abattage de nos cochons créoles, la disparition de certains de nos citrus, la diminution considérable des revenus dans le café restent encore ouvertes, etc.
Toutefois, le momentum demeure globalement favorable pour que le secteur agricole joue son rôle dans la croissance de l’économie nationale et dans la protection de l’environnement. C’est un marché national de plus d’un mil-liard de dollars qu’il va falloir conquérir. Au vu du niveau élevé du coût de l’inaction sur l’environne-ment et sur la population nationale, il y a lieu d’agir vite.
Patrick Mathieu
Gestionnaire, Entrepreneur
Professeur de Management et de Marketing pmath010@gmail.com
X : @pmath010
Références bibliographiques (partielles)
Bennett, E. (2014). Interview with Clare Akamanzi, Chief Operating Officer of the Rwanda Development Board. [En ligne]. Disponible sur : https://hksspr.org/interview-with-clare-akamanzi-chief-operating-officer-of-the-rwanda- development-board/ [Consulté le 25 février 2024]
Haïti: Plan nationald’investissement Agricole (PNIA 2016-2021)
Haïti, (2006) Décret-Loi portant sur l’organisation et le fonctionnement de la Collectivité Municipale.
Howells, R. (2024).Super Bowl LVIII: The Big Business Of The Big Game [En ligne]. Disponible sur: https://www.forbes.com/sites/sap/2024/02/06/super-bowl-lviii-the-big-business-of-the-big- game/?sh=9ca759822bce. [Consulté le 15 février 2024]
Leonard, K. (2018). Thanksgiving 2018 by the numbers: Trivia for Turkey Day. [En ligne]. Disponible sur : https://www.washingtonexaminer.com/?p=2274235 [Consulté le 25 février 2024]
Manigat, N. Facebook, 8 Août 2020, Colloque international sur la transformation d’Haïti à l’ère post-pandémique. [En ligne]. Disponible sur : https://www.facebook.com/ColloquevirtuelBDRN/videos/2659555624261223[Consulté le 25 février 2024]
Pressoir, G. et al (2016).Une étude exhaustive et stratégique du secteur agricole/rural haïtien et des investissements publics requis pour son développement, « chapitre 6 : Les filières agricoles Haïtiennes : un marché intérieur à reconquérir », 47p, CIRAD-BID.